Un projet quotidien de performance de Nadia Vadori-Gauthier

Entretien avec Nadia Vadori-Gauthier9 décembre 2016

Auteur : Jean Hostache

Jean Hostache : Comment est né ton projet de danser une minute par jour ?

Nadia Vadori-Gauthier : Cela fait des années que je travaille sur la relation du corps vibratoire au milieu, la relation aux personnes, que je cherche des alternatives à la représentation et je travaille hors du cadre de scènes traditionnelles dans mes recherches. Quand en janvier 2015 il y a eu l’attentat à Charlie Hebdo je me suis dit : « Qu’est-ce que je peux faire ? », parce que je me sentais impuissante face à cet évènement et ce qu’il impliquait sur la dureté du monde. Un certain état du monde qui est en transformation. Il y a certes des côtés qui sont beaux, mais aussi des côtés inquiétants et je me suis dit : « Tu ne peux pas faire de grandes choses face à ça, mais tu peux faire au moins de petites choses » avec les outils qui sont les miens, c’est-à-dire la danse, la performance, la relation au milieu, aux personnes à travers la danse. J’avais en tête ce proverbe chinois : « Goutte à goutte l’eau finit par transpercer la pierre ». C’est donc le soir même du 7 janvier que j’ai élaboré le projet, et que je me suis demandé si je pouvais être « cette goutte d’eau », si je pouvais peut-être danser une minute par jour et juste activer une minute de poésie en acte dans les interstices du quotidien. Sans costume, sans décor particulier, avec ce qu’il y a, sans chercher à enjoliver mais en intensifiant l’instant comme on fait flamber une allumette, en portant l’instant à incandescence, simplement en se glissant entre deux choses, est-ce qu’il y a moyen d’activer le poétique qui est déjà là, qui est latent ou qui est présent, mais qui n’est pas forcément visible pour servir comme de révélateur ou de vecteur ? Et puis j’avais aussi cette phrase de Nietzsche qui m’est venue en tête ce soir-là : « Et que l’on estime perdue toute journée où l’on n’aura pas dansé au moins une fois ». Je me suis dit : « Eh bien les jours ne seront plus perdus… ». Ça paraît dérisoire, mais pour moi cet engagement est radical, car cela demande d’être au cœur de ce qui m’anime, et permet d’être connecté les uns aux autres, d’avoir des relations qui soient d’une autre nature que celles qui sont guidées par les représentations de masse et les cases dans lesquelles on s’inscrit sur le plan social. Comment est-ce qu’on peut être ensemble, être avec le monde, être au monde à partir de foyers vibratoires, de foyers d’affects et de sensations ? Cela demande d’activer tous les jours la plus haute intensité dont je me sente capable à un instant donné, cela dépend de mes états de corps ou de fatigue, parfois cette intensité est forte et parfois très faible, et donc même quand elle est faible il s’agit de l’activer dans les interstices de ce qui se présente. Donc c’est le soir du 7 janvier avec le déclencheur de l’attentat à Charlie, sur le fond de ce qu’étaient déjà ma recherche et les enjeux de mon travail que je mène maintenant depuis plusieurs années, qu’il y a eu une connexion, et j’ai envie de dire que la minute de danse est venue à moi. Je l’ai élaborée ce soir-là, mais c’est comme si tous les ingrédients s’étaient rencontrés pour que ce soit ça, ma réponse.

J. H. : Ce qui m’interpelle relève d’un paradoxe intéressant concernant la temporalité de ton projet : « Une minute de danse », une forme courte, flash et éclair, mais qui rivalise avec « par jour », donc « quotidienne » et qui s’étale sur une autre forme de temporalité extrême faisant de ta vie une réelle performance. Comment mesures-tu ce décalage, qu’est-ce que cela exprime ? Et quelle importance en termes de temps, d’énergie, et d’engagement ton projet occupe-t-il dans ta vie ? 

N. V.-G. : Quand je me suis dit que je pouvais faire une minute, je pensais que ce n’était pas grand-chose et que je pouvais faire au moins ça. En fait, cette minute, elle est énorme. C’est-à-dire déjà de façon logistique ce qu’elle demande en termes d’organisation, de mise en ligne, on va dire que c’est un minimum de trois heures par jour. En termes de temps, cela occupe ainsi énormément ma vie, mais aussi en termes de focus et d’intensité. C’est-à-dire que la minute est prioritaire. Quand je suis dans mes cours, je suis avec mes élèves, mais dès que je suis sortie, c’est « La minute de danse » et elle occupe tous les espaces (même parfois elle se glisse dans les cours). À partir de là c’est l’unique focus, et tant qu’elle n’est pas publiée et en ligne sur Internet, je suis à cette minute, elle me demande, elle me requiert comme une œuvre requiert son auteur, entièrement. La première année, comme je n’avais plus de vie en dehors de la minute, j’essayais quand même de me ménager des espaces et c’était ingérable. À partir du moment où j’ai compris ça, je me suis dit qu’il n’y avait pas d’espace personnel à ménager mais qu’il fallait vraiment se consacrer à cela puisque c’est cela que je fais. Donc ce que je peux te dire, c’est que cela occupe « Tout ». Cela ne m’empêche pas de vivre des choses tout au long de ce parcours, mais c’est vraiment au cœur de mon fonctionnement aujourd’hui. 

J. H. : Et pour ce qui est de cette forme courte d’une minute, comment gères-tu cette temporalité dans ta danse ?

N. V-G. : Une minute, c’est très court et c’est très long à la fois. Parfois je suis plus vidée en une minute qu’en une heure et demie de danse ou de performance, par exemple avec le Corps Collectif ou en studio. Si je danse intensément pendant une heure, je suis moins fatiguée qu’après une minute de danse. Le protocole c’est « une minute et quelque », et donc parfois j’ai à peu près le timing dans le corps et je vais faire une minute pile, ou dépasser un peu sur une minute trente, mais quand ça déborde (surtout quand je danse avec d’autres personnes) sur cinq minutes, je vais devoir prendre une minute dans cette longueur-là. Mais il n’y a pas de montage, ce sera continu, et il faut juste choisir le segment. Donc oui : une minute et toute une vie.

J. H. : Une minute de danse, tu le dis, c’est danser ta vie. On trouve dans ta proposition une manière de poétiser le banal. De quelle manière et par quels procédés te sers-tu de la banalité pour en faire une action poétique ?

N. V-G. : En fait, je ne me sers pas de la banalité. Je m’agence à elle. C’est-à-dire que je suis cette banalité même, je suis parmi et je suis au sein du banal qui me danse ou que je danse. Je ne suis pas séparée de cette matière, de cette matière même de la journée qui est faite de toutes ces choses qui se rencontrent, de ces différentes strates matérielles ou psychiques, des sons, des passages, tout ce qui arrive dans un espace et dans le temps d’une minute, dans ces interstices que je vais vraiment habiter. Et c’est de l’ordre du merveilleux que d’habiter les interstices de ce qui paraît insignifiant, pour se rendre compte qu’en fait il y a une dimension de rayonnement, de relation aux choses qui est très forte. Cela sert comme de révélateur à la poésie qui est là. Par exemple un vieux mur tout défraîchi, c’est moche, mais ça peut peut-être aussi être très beau. C’est un tableau, il y a des matières à danser, des rythmes, différents matériaux, du béton, du verre ou des formes. Il y a tout cela à habiter. Et moi j’éprouve une joie secrète à m’agencer à ce qui n’a l’air de rien, mais qui en fait s’avère un monde. C’est de l’ordre du merveilleux, mais du merveilleux réel, pas du merveilleux fictif. Il y a quelque chose de magique dans la connexion vibratoire, moléculaire à la matière et aux gens. 

J. H. : Par rapport aux gens, parlons de la réception de ton travail qui rencontre également un paradoxe. Il y a là une réception qui peut être double. Elle peut se faire par hasard (un passant devient spectateur de ta performance), ou uniquement sur Internet (la médiation de l’écran et de la vidéo nous fait spectateur de ta forme). Comment te situes-tu face à ça ? La vidéo ? Le monde d’internet ? Les réseaux sociaux ?

N. V-G. : J’ai envie de dire : moins il y a de spectateurs, mieux c’est. C’est arrivé parfois que des gens soient prévenus que j’allais danser et qu’ils viennent voir la minute, mais ça fausse complètement la chose, ça fait un peu « spectacle ». Ce n’est pas que je ne sois pas contente qu’il y ait des gens qui regardent, j’accueille tout le monde, mais à dire vrai, ça fausse la donne. En fait, c’est mieux quand personne ne le sait, et qu’il n’y a pas de spectateurs. Il y a effectivement des passants qui deviennent acteurs ou danseurs, ou juste passants. Mais quelque chose se joue qui n’est pas de l’ordre du spectaculaire ou de la représentation anticipée. Si ça devient spectaculaire, c’est un cadeau ou un phénomène de l’instant, mais je ne suis pas à la recherche de ça. Effectivement, il y a la moitié des danses qui sont seules, et d’autres qui sont avec des passants, ou des artistes que j’ai invités à danser, ou des gens que je connais qui sont autour de moi et qui deviennent acteurs ou spectateurs de la danse et qui peuvent être inclus dedans. Tout ça, pour moi, est un même collectif, et parfois quand je danse seule, je suis quand même tissée de toute cette collectivité, de ce rapport au monde et à la matière dont je fais partie comme une espèce de collectif moléculaire. Donc je suis toujours plusieurs, en fait. C’est toujours une histoire de relation au monde, à la matière, aux autres, à la nature, à des passants, à des amis, etc. Il y a donc quelque chose à vivre, même s’il se trouve que souvent il n’y a personne ou peu de gens. Et je me sers des outils de notre temps, c’est-à-dire des réseaux sociaux, qui permettent une diffusion et un partage par le plus grand nombre de ces instants, et la minute de danse peut comme cela voyager chez les uns et chez autres — même si j’étais seule avec la matière ou en discussion avec un vieux mur. C’est donc quand même partageable. Je suis vidéaste aussi. Mais à cause de la minute de danse, cela fait longtemps que je n’ai pas fait un vrai travail de texture vidéo – Pour la minute de danse, il n’y a aucun travail vidéo, c’est vraiment le niveau le plus simple de la vidéo. C’est juste une séquence, et c’est pour ça que je ne cède pas au spectaculaire. Je ne fais aucun effet sur mon image, je ne fais pas de montage pour garder les meilleurs moments, je ne fais pas un « best of » qui rendrait la chose plus jolie, ou plus « glamour » ou plus « funky ». C’est tel que c’est, et j’essaye de soustraire au maximum tout ce qui le rendrait trop spectaculaire. Je me sers donc de l’image pour partager la minute de danse, mais mon action principale est de défaire l’image et c’est effectivement paradoxal. Il y a là un côté dionysiaque dans l’ambition de défaire sans cesse son image et de se soustraire à la représentation, mais cela relève d’un principe qui fait que chaque jour, je suis animée de la conviction de ce que j’ai à faire, qui fait que mon engagement est entier et radical, et qui implique tout ce que je peux mettre en œuvre non de façon frontale, mais de manière poreuse dans ce qu’est la matière même de ma vie et de mon corps. Et donc cet aspect dionysiaque qui se soustrait à la représentation, mais utilise d’autre part les attributs médiatiques et de communication d’Internet et de l’image qui filme, relève d’un dialogue ou d’une pulsation entre ce qui fait l’image et ce qui défait l’image. Il y a une phrase de l’historienne Maria Daraki qui m’a marquée dans Dionysos et la déesse Terre et qui implique que ce qui s’oppose à la représentation se développe solidairement avec ce qu’il combat. Cela fait écho aux idées que défend Deleuze dans Différence et répétition et qui sont une des clefs de ce que je fabrique. En m’opposant à la représentation et en cherchant d’autres possibilités – car la représentation, c’est la mort, n’est-ce pas, elle est séparée de la vie, elle fige dans des modèles et des idéaux mortifères – je suis moi-même séduite par les images. C’est un paradoxe à gérer qui est très intéressant. Et quand j’ai lu cette phrase de Deleuze, je me suis dit effectivement qu’il s’agissait d’utiliser les outils du théâtre, du spectacle ou de la représentation pour défaire l’image, pour la rejouer sans cesse ou en tout cas pour la faire en la défaisant. Je fais des choix qui impliquent des parts informulées, des parts obscures et imparfaites, et le choix de danser avec le corps réel tous les jours, c’est-à-dire aujourd’hui par exemple fatigué et un peu malade, c’est de danser avec le rhume ou la voix que j’ai à présent, de danser avec ces états et de ne pas essayer de les masquer. Cela demande d’acter le moment, cela s’oppose à la représentation, et pourtant cela se donne à voir. C’est un intervalle assez trouble et qui demande une vigilance extrême. Dès qu’on n’est pas vigilant, à la moindre occasion, l’image de soi se ferme et se reforme, et tout d’un coup, l’image narcissique prend le devant et fait comme une pellicule de surface qui se boursoufle dans une histoire d’ego. On a tous une part narcissique, mais dès qu’elle se referme sur le centre du moi, elle clôt l’identité. Ce n’est pas mon avocat qui me représente, c’est mon image, mon idéal… Tout cela, c’est atroce, et pour moi, cela coupe de la vie. La psyché humaine est complexe et fait que nous sommes des êtres de représentation et d’image, de toute évidence. Mais cette image de soi fait, à la moindre inadvertance et si on ne fait pas attention, qu’elle se reforme et nous voilà figés dans notre propre image. Même moi qui travaille uniquement à me soustraire à cela, je suis rattrapée par ce danger que je ne cesse de combattre chaque jour, à chaque seconde, comme la danse de Nataraja, je redéfais mon image et je la rejoue. Il y a aussi cette phrase de Novarina qui fait penser à la figure de Nataraja : « Tu ne danseras jamais bien si tu ne défais pas ta danse en dansant en même temps que tu la danses ». Alors il s’agit de défaire sa danse, de ne tenir à rien de ce qu’on fait pour que ça ne se fige pas dans la forme, qui serait coupée du flux de la vie ou de la vibration des choses. Tout d’un coup, je me suis dit, avec la phrase de Deleuze et celle de Novarina, que Dionysos, ce serait Apollon qui danse mais qui défait sa danse en dansant. C’est-à-dire qu’il apparaît comme image mais qu’il la défait sans cesse. Il s’agit de cette même tentative que je joue chaque jour entre l’image, le produit, et les danses que je fais qui partent d’un foyer qui n’a pas d’image, d’un foyer d’inconscient et de sensations. Cela produit pourtant une image unique, que la caméra découpe sur le flux du réel, qui la filme et que je mets en ligne. Une fenêtre. 

J. H. : Tout à l’heure tu disais, et on le voit dans les vidéos, qu’il n’y a pas de traitement de l’image. On trouve en revanche un choix notable concernant les paysages dans lesquels tu décides d’inscrire ta danse. Comment choisis-tu ces cadres et comment influencent-ils ta danse ? 

N. V-G. : C’est une histoire d’affect. Comme un diapason qui vibre sur une note, il faut que quelque chose me demande une danse ou m’appelle. Ça peut être une couleur, ça peut être une texture ou quelqu’un qui est là, quelque chose qui est en train de se passer, un son, une ambiance. Il faut que quelque chose se présente et que je puisse m’imaginer m’agencer à cela, ou en tout cas qu’il y ait une intensité suffisante pour que je puisse le faire. Et cette intensité, c’est de la sensation, c’est de l’affect. Ça peut être juste quelqu’un d’assis sur une chaise, ça peut être la lumière du jour, une action que quelqu’un est en train de faire. Tout d’un coup, ça va rentrer en résonance avec la possibilité d’une danse. Et encore, cela dépend de l’état réel. Il arrive que quelque chose se présente et cette chose pourrait être serait superbe à danser. Je le vois passer comme on regarderait passer un paysage sur une vitre de train, je le vois passer et je ne peux pas y aller parce que ça ne correspond pas l’état qu’il faudrait avoir pour entrer dans ce genre de danse. Et donc je les laisse passer. Il y a des jours vraiment où ça se présente tout seul, et il y a des jours où ça ne se présente pas vraiment et il faut que je sois à l’affût. Comme un animal, je suis aux aguets, j’attends et je cherche la danse. 

J-H : Tu penses à la question de la mémoire du spectateur qu’il aura quant aux minutes de danse ? 

N. V-G. : Non, mais j’ai pensé à la question de la mémoire car ça fait partie des propositions que j’ai cette année avec Paris Réseau-Danse. J’ai vu, quand j’ai fait un diaporama des vignettes vidéo des danses, que j’ai la mémoire de chacune de ces danses – des mémoires différentes, des mémoires somatiques, kinesthésiques, des mémoires affectives, la mémoire de l’ambiance ou des circonstances – cette mémoire est peut-être partiellement trouée ou imparfaite, mais elle est active et il suffit que je voie les danses pour que je me rappelle instantanément. Cela n’est jamais arrivé dans ma vie, je n’ai jamais eu une photo tous les jours de ma vie qui défile par ordre chronologique, donc là, c’est la première fois que je vis ça. Je suis étonnée, d’ailleurs, quand je les vois défiler, car il y a des danses que je pensais plus anciennes et qui sont en fait plus récentes. Ma mémoire somatique n’est pas la même que ma mémoire réelle, mais je vois que j’ai une mémoire de tout ça. Aussi quand j’avais fait des projections en janvier, les spectateurs qui étaient venus les voir – et comme nous avions vécu les évènements collectivement à Paris qui, pour certains, étaient vraiment très durs – eh bien tous les gens avaient la mémoire des jours de ceux qui passaient à l’écran et qui me racontaient leurs histoires. Il y avait donc la mémoire des gens, ma mémoire, mais aussi notre mémoire collective, qui s’entrelaçaient. Comme l’archive d’une époque vue au travers d’un regard singulier. J’ai déjà fait aux Archives Nationales mon jeu de cartes — (elle sort de son sac et me montre ses cartes d’une minute de danse) – où les gens piochent une carte et je danse ma mémoire de ce jour-là. Ce sont des cartes-mémoire et quand je les vois, eh bien je sais ce que j’ai fait le 11 janvier 2016 et je sais ce que j’ai fait le 23 janvier 2016 etc. Dès que je vois cela, tout me revient. C’est comme un cristal de temps qui, quand je le vois, réactive toute ma mémoire corporelle. Ce que j’avais donc fait aux Archives Nationales, c’est que j’avais enregistré dans une liste de lecture tous les sons de toutes les danses, et que si par exemple quelqu’un pioche 14 mars 2016, je la lance sur mon téléphone avec le micro et il y a le son du jour. Je danse alors en relation aux gens qui sont là avec ma mémoire de ce jour-là, en leur disant par exemple : « on est dans un amphithéâtre, il se passe ça etc. », je parle en même temps que je danse et je raconte. Du coup, cela m’a donné envie de développer cette expérience et je présenterai en mars, au Regard du Cygne, « Mémoires croisées », où des gens du public vont donner des dates importantes pour eux ces trois dernières années – par exemple, tel jour il m’est arrivé ça, et c’est pour moi un jour important qui m’a marquée — on montrera alors la photo du jour (car chaque jour est dansé), et moi je vais croiser ce jour-là avec ce que vient de dire le spectateur, et après on projettera la danse. Donc on va faire comme cela plusieurs mémoires croisées entre les spectateurs et moi.

J. H. : Là on rentre ainsi dans le cadre d’un dialogue direct avec le spectateur…

N. V-G. : Oui. On rentre dans un partage de mémoires, dans un entrelacs de mémoires. Et finalement, ce que je vais danser c’est la réinvention de mémoires à partir de mes propres sources et des sources des spectateurs, et je vais danser une mémoire rêvée mais réelle et inventée de cet entrelacs. Et en octobre au CDCN Atelier de Paris – Carolyn Carlson il y aura un grand week-end : « Mille et une danses pour les mille et un jours d’une époque », où je fais un solo qui s’appelle « Mémoires dansées des mille et un derniers jours ». Donc le thème de la mémoire est présent, mais ça, je ne l’ai pas anticipé. Je n’aurais jamais dit qu’en tant qu’artiste je travaillerais sur la mémoire, cela ne me serait jamais venu à l’esprit, ce n’étais pas du tout mon sujet… C’est parce que j’ai maintenant et aujourd’hui toutes ces minutes dansées, qu’il y a forcément une mémoire. Et ce n’est pas que la mienne, c’est celle de notre époque vue à travers mon prisme, c’est aussi celle des autres que j’ai croisées pendant la minute et qu’ils ont vue. 

J. H. : Tout à l’heure, tu parlais du temps chez Deleuze. Qu’aurais-tu à dire en rapport avec les minutes de danse ?

N. V-G. : Un des sujets qui m’a beaucoup intéressée quand je travaillais ma thèse, ce sont les trois synthèses de Deleuze avec le présent, le passé et le futur. Ça, c’est quelque chose qui m’habite énormément dans la minute de danse, car je suis vraiment en train d’acter et de combiner ces trois synthèses du temps de façon consciente, en tout cas dans l’intention, et aussi de façon inconsciente dans tout ce qui pourra s’en échapper. La première synthèse, c’est celle du présent : chaque battement de seconde c’est « maintenant, maintenant, maintenant, maintenant, maintenant… ». Et ça, Deleuze le connecte au galop du cheval. Il scande le temps avec ses sabots en galopant et c’est « maintenant, maintenant, maintenant, maintenant, maintenant… ». Le galop du cheval, c’est ce battement du présent, c’est la danse de Nataraja, qui s’actualise et frappe sans cesse la matière (elle frappe une pulsation sur la table). Donc avec la minute de danse, chaque jour, je bats le présent de ma minute dans un présent instantané. La deuxième synthèse de temps, c’est le passé ou la mémoire de Bergson qui consiste en ce schéma (elle dessine sur un bout de papier) : c’est « matière et mémoire », tu as un cône de mémoire qui rencontre le plan de matière, le pic du cône c’est la pointe du présent, et le cycle sensori-moteur c’est le corps en rapport avec le plan de la matière, et tout le reste du cône c’est la mémoire de tout ce qu’on a vécu, elle va plus ou moins loin dans le cône, et selon les charges d’affect, il y a des évènements lointains ou non dans la mémoire. Et pour moi, ce shéma est un peu comme une machine à coudre qui va piquer la mémoire dans le tissu du réel. À chaque fois, par sa perception directe et ses actions, cela va convoquer des bobines de fils de mémoire et tout d’un coup, comme la madeleine de Proust, il y a des choses qu’on va aller chercher et réactualiser au présent. Et donc la matière et la mémoire se rencontrent dans le tissu du présent. Ce cône de mémoire, l’image que Deleuze en donne, est un oiseau. Des nappes de temps, des nappes de passé qui ne s’actualisent pas, qui sont tout le virtuel de ce qu’on a vécu et qui, comme un oiseau, quelque part, plane dans le virtuel, tout d’un coup peut être rappelé par le galop du cheval et piquer pour s’insérer dans le présent. On a comme un souvenir qui planait je ne sais où et qui tout d’un coup vient se joindre au cheval pour s’actualiser dans l’action présente. Il s’agit donc de travailler comme ça avec du virtuel et de la mémoire, mais qui peut être rappelée dans le présent réel (comme en l’occurrence avec mon jeu de cartes). Il y a donc ce travail avec le temps, et la troisième synthèse c’est le futur. Pour Deleuze, le cône Bergsonien qui se met à tourner sur sa pointe. Et Deleuze parle de ça, comme de l’éternel retour qu’il y a aussi chez Nietzsche, qui se répète sans cesse dans la différence. Ce qui se répète, c’est toujours nouveau et le cône penche sur sa pointe et coule vers le futur. On va se situer à la jonction du passé qui devient du futur et du futur qui devient du passé. Il y a cet éternel retour qui est un cercle centrifuge, qui fait qu’on va vers l’avenir en générant une puissance d’oubli. C’est comme le lancer de dés. Comment va-t-on investir une puissance d’incertitude et d’oubli pour devenir autre chose que soi-même et permettre le nouveau ?  Donc il y avait déjà le cheval et l’oiseau dans les deux synthèses de temps, et moi je les ai associés pour faire un cheval-oiseau devenant une espèce de Pégase. Pégase qui est aussi dans la mythologie l’éclair ou l’évènement, le porteur de foudre, et donc celui qui fait évènement. Il est né des eaux et du sang de Méduse, et c’est cet animal qui a des sabots et des ailes, qui scande le présent et se connecte au virtuel et à la mémoire, et qui galope maintenant et déjà dans le futur. Quelque part pour moi c’est ça : avec les trois synthèses de temps, je me demande comment avoir des sabots et des ailes, comment me connecter à la matière maintenant et en même temps voyager ailleurs vers un passé illimité et en même temps avec une puissance d’oubli. Et que tout ça soit catalysé pour engendrer un devenir. Comme l’image de Nataraja qui est de l’ordre de la création et de la destruction permanentes, et se construit comme l’éternel retour de la différence. Ce qui se répète c’est que c’est toujours nouveau et différent. L’éternel retour, c’est aussi Dionysos, et Nataraja, c’est aussi Dionysos, c’est aussi le maître du temps et de l’éternel retour, de la différence et de la « création nouvelle ». Tout cela m’inspire beaucoup dans la répétition de mes minutes de danse, qui sont toujours une répétition, mais toujours différente. Qui chaque jour sont scandées et partent au loin dans le cône de mémoire et qui bascule vers un futur que je ne connais pas d’avance.

J. H. : Et quelle position politique prends-tu en choisissant de danser une minute par jour ? 

N. V-G. : C’est absolument politique, dans la façon d’être ensemble et d’être avec le monde. Ce n’est pas de la politique au sens des partis, je ne prends pas position face à un parti, même si j’ai mes préférences. Mais il s’agit vraiment de la manière d’envisager le politique comme mode d’être ensemble et, pour moi, selon des modes de sensibilité, d’affect, de rapports horizontaux qui sont un partage de sensibilités, un partage de nos parts informulées et non pas de ce qui nous définit (notre âge, notre sexe, notre métier, notre rang social, notre appartenance à tel cercle ou secteur) qui sont des modes de fonctionnement sociaux. Là, il s’agit de trouver la connexion à partir de ce qui ne nous définit pas. C’est le cas de nos parts de rêve, nos parts informulées, nos parts qui sont en devenir et ce qui n’est pas encore achevé en nous, et se connecter collectivement selon ces modes, c’est proposer un autre monde. Et donc ça, c’est de la résistance au jour le jour, et c’est complètement politique car cela investit les espaces publics, parce que cela tisse un corps réel avec des gens réels dans les espaces de la ville, dans les espaces personnels ou autres, au jour le jour et avec cette matière. Je ne suis pas la première à danser dans les espaces publics, loin de là, car depuis la fin des années cinquante, Anna Halprin a commencé à faire cela, puis d’autres ensuite, comme Trisha Brown ou les danseurs de butô avec la nature et les environnements. Il y a beaucoup de danseurs qui s’y sont essayés, et cela fait partie de l’histoire de la performance. Mais j’ai l’impression, je ne sais pas dans quelle mesure, que depuis que je fais cela et que je poste tous les jours une danse dans un endroit différent, avec tous ces lieux, eh bien je vois fleurir sur le web des tas de gens qui dansent dans tous ces espaces plus qu’avant. Et je me dis que peut-être la minute de danse y est pour quelque chose. C’est-à-dire qu’elle banalise, qu’elle rend complètement évident le fait qu’on peut danser absolument n’importe où. Je vois chez mes élèves qu’il y a une transmission directe dont je suis très contente, mais je le constate aussi chez des gens que je ne connais pas, ou avec qui j’ai des connaissances intercalées qui sont des amis d’amis, mais la minute de danse peut arriver jusqu’à eux et je vois que de ces personnes fleurissent des propositions inspirées par la minute de danse comme de façon « homéopathique ». À partir du moment où c’est dans l’air ambiant, cela rend cette possibilité active. Un effet viral de cette possibilité de danser. Je me dis donc qu’il y a quelque chose qui œuvre comme ça, du moins je l’espère. 

J. H. : Souvent, tu décides d’entrer en connexion avec des gens lors de tes danses, peux-tu nous parler de ces relations que tu établis ? Les envisages-tu réellement comme une simple matière, comme paysage ?

N. V-G. : En fait, oui. C’est juste qu’il y a plusieurs couches qui se superposent. Bien sûr que je suis au courant que je suis dans la ville de Paris avec des gens, un homme ou une femme, qu’il soit vieux ou jeune, etc… Que c’est une certaine personne. J’ai évidemment ma grille de lecture sociale animée en permanence, pourrait-on dire. Mais ce n’est pas de là que je pars. Je pars vraiment d’une dimension vibratoire moléculaire comme pour la matière. Je m’agence à une personne comme à un arbre ou comme à de la pierre, puisque j’investis le vide et les particules et que je pars de cette dimension vibratoire moléculaire. C’est donc ça qui me permet d’aller au contact de gens vers qui moi, dans mon fonctionnement social quotidien, je n’irai pas. Je voulais en fait aussi déplacer les lignes avec la minute de danse et les cases, mais finalement elle déplace également mes propres lignes et mes propres cases et m’amène à être en contact avec des gens et des personnes que je n’aurais jamais rencontrés sans la minute de danse. Et ainsi, elle me révèle mes propres a priori, que je ne veux pas avoir, et d’un coup je me rends compte que je les avais puisque je n’allais pas au contact, et je vois que tout cela me déplace. Donc oui : c’est moléculaire, cellulaire, vibratoire et cela ne s’arrête pas aux formes closes et identitaires, car sinon je n’irais pas car je suis quelqu’un de très réservé. Or s’il s’agit de soi ou de « comment on va y aller ? », c’est impossible à faire. Je ne vais pas bouger sur la table de quelqu’un qui est en train de lire, ce serait surréaliste dans la vie normale, je ne ferais pas ça. Je n’ai pas du tout envie de me « donner en spectacle » ou « d’emmerder » les gens, ce n’est pas du tout quelque chose que je ferais, mais si je suis en lien à ces strates vibratoires, il n’y a pas ce genre de limites. Donc, bien sûr, je dois bien cramer quelque chose pour y aller et activer quelque chose, parce que la couche sociale des identités et des situations reste quand même présente même si elle n’est pas la plus active, mais il faut quand même la dépasser, la laisser derrière, marcher dessus pour passer ailleurs. Il ne s’agit ni de moi, ni des autres. C’est pour ça aussi qu’en général les gens sont très sympathiques, ou alors ils sont surpris ou alors ils ne savent pas trop. Mais des gens hostiles, c’est très rare que j’en aie rencontré (ou alors ils sont un peu énervés), mais quand ça arrive, je ne le prends jamais pour moi, je suis même solidaire d’eux parce que c’est lié, c’est une même matière dans la strate où je suis quand ça se passe.

J. H. : Dans ton projet, il est question autant de vidéo que de danse. Comme le photographe, tu saisis l’instant, le moment opportun pour qu’advienne la danse. Il y a là un double aspect de la vidéo qui saisit le moment présent, mais aussi la danse et ta pratique somatique qui jouent aussi avec ce facteur. Comment gères-tu cette double donnée ?

N. V-G. : Oui, il y a effectivement deux modes d’enregistrement simultanés : la mémoire somatique, mon corps qui enregistre toutes les données à partir de tous les organes des sens d’un point de vue multiple et mouvant, et puis le point de vue unique, toujours en plan fixe, qui va découper une fenêtre sur le flux du réel pour dire que « c’est ça, la minute de danse », alors que c’était tout autre chose. Il se trouve que c’est pratique. On m’a souvent proposé de faire des mouvements de caméra, mais à partir de là, je ne pourrais plus être seule et il faudrait qu’il y ait un caméraman et c’est déjà autre chose. J’aime beaucoup la simplicité et la modestie du dispositif et du cadre fixe qui est presque la seule chose stable dans tout l’ensemble. Effectivement, c’est par cette petite fenêtre que les gens ont accès à la minute. Pour ma part, je ne peux pas danser si je n’ai pas mon cadre, car quand je danse, je sais qu’il y a la caméra et donc les gens, ce n’est pas le public, mais le cadre c’est aussi le lien aux autres. Je danse aussi pour partager cet instant. Il y a quand même, non pas le rapport à la caméra, mais à la fenêtre. Quel est l’espace disponible pour pouvoir danser ? Il faut ainsi mon cadre pour y aller, car c’est comme s’il délimitait un plateau ou un territoire dans le flux sur lequel je peux œuvrer pendant une minute. Donc non, je ne veux pas de caméra mouvante, non, je ne veux pas que quelqu’un me filme, je veux que la caméra soit fixe. C’est comme si c’était quelque chose de stable dans tout ce jeu de dés et de hasard perpétuel. Les dés sont systématiquement relancés chaque jour, mais la caméra est comme un invariable qui sera posté. Il y a la mémoire numérique partielle, celle de l’image du cadre fixe, et ma mémoire somatique qui est tout le contraire. Et je pense que parce que le cadre est fixe, le hors-champ est très présent. On entend ce qui se passe, si ça bougeait, on verrait plein de choses, mais là, comme on n’a pas accès au hors-champ par l’image et qu’on l’entend souvent, vu qu’il se passe des choses derrière, cela fait exister tout ce qu’il y a autour et qu’on ne verrait pas si la caméra bougeait. Il y a toute la part non montrée qui à mon avis est très active par ce procédé.

J. H. : Aurais-tu un mot à ajouter qui te tiendrait à cœur ? 

N. V-G. : Une phrase de Mallarmé : « Un coup de dés jamais n’abolira le hasard ». Cela veut dire que le hasard se rejoue entièrement à chaque coup de dés, donc chaque jour, je lance les dés et je roule au milieu.

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