Un projet quotidien de performance de Nadia Vadori-Gauthier

Danse : l’arme du sensible16 avril 2018

Auteur : Roland Huesca

Support : Nouvelles de danse / dossier : La danse est est engagée

Nadia Vadori-Gauthier. Une minute de danse par jour. Danse 475, 2 mai 2016, univ. Paris 8

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Saisir la danse en invitant l’émoi ? Pourquoi pas ? Éloge de la chair, cet art ne s’enivre-t-il pas des joies de l’instant, de ses souffles, de ses silences et de ses présents ? Cependant, serait-il loin du monde, de ses fonctionnements et de ses tourments ? Dès le XIXe siècle, l’idée s’installe quand les hérauts de l’art pour l’art nient le lien entre les œuvres et les différents aspects de la société. L’heure est au génie. Sur fond d’idéalisme, la création artistique serait alors affaire d’inspiration, de technique individuelle et de perfection formelle. L’art, un monde à part. Peut-être ! Mais le corps ? De Hobbes à Rousseau, la pensée politique en avait fait une métaphore de l’État. L’idée depuis n’a cessé de faire fortune.

À la fin du XXe siècle, Michel Foucault la magnifie en liant la question du corps à celle des pouvoirs et des institutions. Patiemment, il débusque les multiples tactiques visant à policer les corps en les distribuant et en les quadrillant dans l’espace et le temps. Des corps policés par une police des corps donc. Mais voilà qu’au mépris des usages, certains danseurs contestent ces évidences et, du même geste, mettent à mal les diktats de l’ordre établi. L’historienne de la danse, Laure Guilbert, et le chercheur Patrick Germain-Thomas l’ont montré, liées au corps, les capacités d’invention et d’imagination de certains artistes perturbent, à leur mesure, l’ordre sensible du monde. Sur scène, leur art met en crise les vérités les plus établies. Dès lors, rien ne semble plus politique que ces corps dansant…

1903, sur la colline de Monte Verità

Loin du monde urbain, Isadora Duncan cherche sa danse sur la colline de Monte Verità, tout près d’Ascona. Ressentant en elle les forces alentour, elle se glisse dans les flux de l’univers. Son imaginaire s’enrichit des mouvances issues du macrocosme. Inventant des complicités avec les forces cosmiques, elle veut rejouer en elle les lois supposées fécondes de la nature : l’écoulement des vagues, l’ondulation de la mer, les ondes légères du vent, autant de particules de matière « dont la ligne principielle est l’ondoiement ». La voici immobile, les mains entre les seins à hauteur du plexus solaire. À partir de ce foyer, elle découvre en elle l’impulsion originelle du mouvement. Utopie ? Oui. Virtualité ? Aussi : mais, pour l’artiste, le réel n’est que l’actualisation d’un puissant virtuel. Sur fond de Naturphilosophie, le moment, particulièrement sensible au malaise engendré par les méfaits de l’urbanisation croissante et par les nouveaux espaces-temps imposés par la révolution industrielle et ses agencements, cherche les pistes d’une renaissance. L’heure est à la dénonciation de la toute-puissance du positivisme, du progrès et de la raison technico-scientifique. Loin des pollutions urbaines, la nature doit être le terreau où germent les ferments du renouveau.

1912 : voici Nijinski. Au final de L’Après-midi d’un faune, le danseur se couche sur l’écharpe dérobée à la nymphe. Sa main passe sous son corps, glisse lentement vers son sexe. Étendu sur l’étoffe, il se cambre ; sa tête, dans un spasme, s’abat sur le sol. L’homme se frôle et la morale se froisse. La scène offusque Gaston Calmette, le directeur du Figaro. D’un trait, il se fait le champion d’une morale partagée – il le souhaite – par ses pairs. Plus de valeur, partout le vice, celui du sexe évidemment. En contrepoint, le critique d’art, Gaston de Pawlowski, loue dans sa feuille le symbolisme et la délicatesse du travail du danseur. Loin des terres de l’obscène, cette scène, selon lui, propose une gestuelle au symbolisme délicat. En un tournemain, la représentation du réel se fait quête idéelle et déjoue d’un même élan les codes bourgeois de l’ordre moral, de la bienséance et du bon goût.

Berlin, années 1920

Ces cas ne sont pas isolés. Berlin, années 1920. Ce soir, Valeska Gert propose Canaille, une œuvre suggestive et dérangeante : « Provocante, je tortille des hanches, je soulève ma robe noire, très courte, je montre la chair blanche des cuisses au-dessus des longs bas de soie noire et des chaussures à talon haut. (…) Je suis une putain sensitive, je me meus avec douceur et volupté. » Au cœur de la République de Weimar, Canaille joue du plaisir et du désarroi. Ici, l’impression de jouissance se mêle à la sensation de douleur ; là, le visage se farde d’un rire silencieux et se fige ensuite sous le masque triste de l’absence. Si cette mise en scène parodique soulève les rires gras d’un public venu s’émoustiller, l’artiste renvoie aussi à ces bien lotis et bien-pensants, devenus les voyeurs d’un soir, une image dégradée d’eux-mêmes, de leur arrogance, de leur morgue et de leurs pulsions : « Comme je n’aimais pas le bourgeois, je dansais les objets de son mépris : prostituées, entremetteuses, vies en faillite, déchues. » Dans la lignée des mouvements dada, le moment est à la subversion des formes dominant le monde de la bienséance et de la pensée.

Dénoncer le tragique de la bêtise et de l’arrogance de certains politiques, en Allemagne quelques artistes s’en font les champions. En 1932, Kurt Jooss présente La table verte au théâtre des Champs-Élysées. Mythique par son aspect prémonitoire, l’œuvre dénonce, un an avant la prise de pouvoir par les nazis, la cupidité et la violence imbécile d’un groupe de puissants satisfaits d’eux-mêmes, de leur morgue et de leurs profits. Au lever de rideau et à la fin, le public découvre autour d’une table verte des diplomates négociant les affaires du monde sans pour autant s’entendre. Sur le plateau, l’ombre du mal déjà se répand. Au programme : la barbarie des hommes, la guerre et ses atrocités, son absurdité aussi. Dans la lignée des danses macabres, cette variation sur le cynisme et la mort dénonce, par la mise en scène de la peine et de l’effroi, les affres d’une raison imbécile : celle de cette poignée d’hommes stupides, mais forts de leurs bons droits.

Direction États-Unis

Direction États-Unis, 1962. Robert E. Dunn propose un concert chorégraphique dans un lieu peu orthodoxe situé à Washington Square : la « Judson Church ». Les portes s’ouvrent. Venu en majorité de Greenwich Village – le quartier artiste, bohème et marginal de New York –, chacun espère être surpris ou choqué. Sans attendre, on projette plusieurs films et l’atmosphère musicale de John Cage donne le ton. Une suite de danses se mêle aux projections : Fred Herko fait du patin à roulettes, Caroline Brown, danseuse de Cunningham fait… des pointes et Yvonne Rainer, l’éloge de l’ordinaire. Loin du cénacle des lieux officiels, l’underground s’expose au grand jour pour explorer des territoires permettant aux utopies de prendre leurs aises. La « Factory » d’Andy Warhol avait donné le « la » à ces approches subversives où une pensée nomade pouvait se mouvoir hors des conventions. La fronde s’y engage et l’expression protestataire d’une gauche intellectuelle et artiste se fait de plus en plus entendre. Dans le même temps, des communautés tentent de mettre à mal les hiérarchies : sur la côte Est, l’aventure de « Grand Union », une compagnie revendiquant un mode d’existence communautaire ; à l’Ouest, Anna Halprin vantant les bienfaits de la bienveillance et d’un sensible à offrir en partage. Loin de toutes hiérarchies verticales et autoritaires, ces rebelles incarnent un modèle alternatif : celui de la démocratie participative.

À la même époque, Alvin Ailey, ce merveilleux danseur, met en scène Revelations sur des airs de negro-spirituals et de gospel. Lancinants ou joyeux, ces chants portent la voix du peuple noir en butte, au quotidien, à la ségrégation raciale. Dans une Amérique pratiquant volontiers la discrimination, cette compagnie de 19 artistes d’origine afro-américaine détonne dans le paysage. Terminé le primat des « Negro Dances », jubilatoires et riches en prouesses incarnées par des virtuoses de l’amusette lors des soirées du Cotton Club : place à une danse résolument moderne défendue par des interprètes au talent et à la technique irréprochables. Sur scène, les substrats de l’africanité entrent en symbiose avec les apports des techniques classiques et modernes. Vibratoire et émotionnel, l’univers culturel et cultuel de ces danseurs s’immisce au creux des corps. Portant haut les couleurs de cette singularité, quête spirituelle et célébration de l’âme entrent en communion avec le public pour gagner les terres du politique. Mais d’un continent à l’autre, la peur de l’autre toujours se répand. Nous voici en Afrique du Sud. Dès ses premières œuvres, Robyn Orlin, « l’enfant terrible de la danse sud-africaine », interroge avec un humour souvent corrosif les implications sociales et discriminatoires du régime de l’apartheid. 1999 : Daddy, I’ve seen this piece six times before and I still don’t know why they’re hurting each other, primée par un Laurence Oliver Award, dénonce l’hégémonie des blancs sur le monde du ballet. Si rien ne finit jamais, ici et là, ces artistes invitent le public à s’interroger sur l’altérité et sur les parts d’ombre et de lumière de l’existence.

En France

La France n’est pas en reste ! 1994 : invitée à la Biennale de la danse à Lyon, la compagnie de hip-hop Accrorap enchante le public. Voici Athina. Dépense d’énergie, performances acrobatiques, mouvements dissociés et rythmés ou encore gestes saccadés enthousiasment l’auditoire. Soudain, Kader Attou et Mourad Merzouki, venus vers l’avant-scène, exécutent une figure de break, se retournent et courent vers le fond de scène ; deux prises d’appui sur le mur et « hop » : salto arrière ! En s’intégrant dans l’institution, ces hip-hoppers n’auraient-ils pas perdu un peu de leur âme rebelle ? Seraient-ils récupérés par le système dominant ? Peut-être. Cependant, si la mutation opère, dans le même temps l’éthique hip-hop renouvelle elle aussi le sensible de l’art le plus contemporain. Ouvert à ces espaces d’énergie, de fougue, d’affect et de fraternité, Abou Lagraa, riche de ses origines métissées, aime réunir des danseurs issus de milieux différents (hip-hop et contemporains). Sur scène, il bâtit une œuvre virtuose et singulière, stimulant une danse parfois oublieuse de son goût pour le mouvement et pour la musicalité. L’heure est à l’échange, à l’hybridation des territoires, des formes, des idées et des visions du monde.

2002. Maguy Marin présente Les applaudissements ne se mangent pas à la Biennale de Lyon. L’idée de départ ? Mettre en lumière l’asservissement et l’exploitation culturelle et humaine des pays d’Amérique latine et déjouer le credo impliquant que la « réussite de quelques-uns fait face à “l’impuissance” de plusieurs milliards d’autres». Sur scène pour autant, le public ne verra ni manifeste explicite ni revendications. Non, au creux des corps, l’engagement de l’artiste s’immisce dans les tréfonds de l’âme avec, pour toile de fond, l’énigme à jamais levée de l’altérité. Politique de l’amitié ou éthique du conflit : sur le plateau, la vie se déploie à l’orbe de ces modes d’existence aussi prévisibles qu’instables. Seul au milieu de tous, chacun s’exerce au jeu des petits pouvoirs ordinaires. Ami/ennemi, victime/bourreau, rival/complice, opprimé/oppresseur… rien n’est immuable. Comme autant de micro-pouvoirs, les interactions circulent et s’enchâssent. Pour dominer, le corps déploie sa force, pour résister, son inertie. Je t’agresse, je te console : tous pour un, puis tous contre un… qui domine qui, pourquoi et jusqu’à quand ? Comment être ensemble ? À ce moment, une évidence jaillit, comme un futur, comme un espoir : l’humanité de l’humain est une quête toujours fragile et à jamais recommencée.

Déconstruction encore, mais sur un autre mode cette fois. Janvier 2015, après l’attentat à Charlie Hebdo, Nadia Vadori-Gauthier, s’insurgeant contre la violence du monde, propose Une minute de danse par jour. Loin de la barbarie ambiante, cette poésie en acte, déployée dans des lieux parfois improbables, vise la rencontre, la bienveillance, la tendresse entre les êtres et l’accueil des diversités. Suivie chaque jour sur les réseaux sociaux, elle œuvre dans la durée dans un univers où présent et éphémère règnent en maître. Pareille à « l’effet papillon », dont un battement d’aile pourrait déclencher une tornade, elle s’inscrit dans la chair et le mouvement du monde pour, modestement, tenter de le réenchanter, pour ne pas céder à l’anesthésie, à la peur et aux tentations de l’oubli.

Contestation, déconstruction, sur les scènes chorégraphiques les contre-pouvoirs déploient leurs puissances. Au cœur du sensible, ils offrent au public l’occasion de ressentir des manières singulières d’être, d’éprouver et de s’éprouver. Imperceptiblement, ils permettent à une pensée agile de prendre un souffle nouveau. Qui s’en plaindrait ?

À l’heure où, ici et là, les puissances de l’Occident semblent perdre leur âme et la raison, séchons pour un temps les larmes du monde en faisant nôtre le mot du poète et philosophe allemand, Friedrich Hölderlin : « Là ou croît le danger, croît aussi ce qui sauve. »

Roland Huesca est professeur au département « Arts » de l’Université de Lorraine. Il a publié dernièrement La danse des orifices : étude sur la nudité (éd. Jean-Michel Place, 2015). Il dirige la collection La vie des œuvres !/ ? aux nouvelles éditions Jean-Michel Place et collabore à la revue Critique d’art.

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