Un projet quotidien de performance de Nadia Vadori-Gauthier

Danser l’eau14 juillet 2018

Auteur : Nadia Vadori-Gauthier (table ronde)

Support : The Nature of Cities

L’eau et ses propriétés physiques est un élément primordial de ma pratique de danse et de performance, en relation au mouvement, au rythme, à l’espace et à la vie elle-même.

Tout d’abord, nos corps, comme celui de la Terre, sont principalement composés d’eau. Pour nous, la proportion varie d’environ 75% d’eau à la naissance à 50% pour une personne agée. 

Danse 510 / 6 juin 2016, 11h45, Port de Bercy, Paris 13e. Une danse avec Benoît Lachambre. Le ciel est laiteux depuis quelques jours et tout semble irréel, à la fois étrange et familier. La Seine amorce une lente décrue qui sera effective demain. Le Ministère de l’Économie et des Finances a les pieds dans l’eau.  : https://vimeo.com/169524823

L’eau a plusieurs caractéristiques  fondamentales :

  1. Relation à la vie. : Elle est le support de la vie dans la matière. Sur Terre, aucune vie n’est possible sans la présence d’eau.
  1. Relation au mouvement : Elle est mouvante et peut prendre plusieurs formes. Sa plasticité lui permet de se moduler sans cesse. L’eau voyage, épouse et modèle les territoires qu’elle traverse. Ses trajectoires sont souvent courbes ou spiralées et comportent un certain caractère d’imprévisibilité.
  1. Relation à la terre. Elle a un poids et se verse vers la terre avec la gravité.
  1. Relation à l’espace : Elle a, inversement, une qualité de capillarité, ascendante, végétale, qui lui permet par exemple de monter le long d’un ruban de coton ou de s’expandre vers l’espace dans toutes les directions, comme le film de surface d’une goutte d’eau.
  1. Qualité volumétrique : Entres ces deux forces antagonistes et complémentaires de gravité (3) et d’anti-gravité (4) s’ouvre un espace volumétrique multi-directionnel sans hiérarchie entre ses différentes parties. Pour faire le lien avec le corps dans la danse, par exemple, cette qualité permet de vivre un corps en « 3D » qui bouge dans plusieurs directions, par opposition à un corps vertical plutôt envisagé en « 2D » avec un avant et un arrière, un bas et un haut. Cela induit une dimension « immersive » de la sensation qui s’oppose à un surplomb distancié ou séparé de la conscience. Lorsque l’on danse à partir de cette base fluide, la conscience accompagne le mouvement. Elle le précède ou en découle, inséparable de l’expérience vécue.
  1. Qualité rythmique : Soumis à des forces de propulsion ou d’aspiration, elle se comporte de façon dynamique créant des motifs en mouvement : vagues, vortex, rythmes fluides. Dans nos corps, nos liquides ont plusieurs rythmes. Ils rebondissent également dans nos membranes.
  1. Qualité de résonance : L’eau est un élément qui capte et maintient les vibrations sonores ou mécaniques et les agence en modèles naturels (cf : cymatique).

Ces qualités de l’eau, alliées à mon expérience de danse, tant en studio que dans la nature et en ville, influencent grandement ma façon d’entrer en contact avec les personnes et les environnements. Elles me conduisent, par la sensation, à entrer en relation non-hiérarchique et non-anthropocentrée, avec la terre et l’espace, mais aussi en résonance vibratoire avec les lieux, les matériaux de l’environnement ou les éléments naturels.

Pour le projet Une minute de danse par jour, j’ai réalisé environ une centaine de danses avec l’élément eau. Mais même lorsque l’eau n’est pas visiblement présente dans l’environnement, le corps que j’investis au départ est principalement liquide, mu par une dynamique fluidique. En investissant comme base du travail la matière fluidique du corps et des cellules, j’ai constaté que j’entre différemment en résonance avec les lieux et les choses. Je trouve une alliance avec ce qui m’entoure.

Video: Danse 1186, 13 avril 2018, 11h12, calle de la Racheta, Cannaregio, Venise, Italie.

 

BMC®

Cette particularité est  également une des caractéristiques de ma pratique de Body-Mind Centering®. Cette pratique a été créée et développée par Bonnie Bainbridge Cohen, danseuse, chercheuse, professeur de danse et ergothérapeute ayant une pratique également du yoga et des arts martiaux. Contrairement à d’autres pratiques d’éducation somatique, ce n’est ni une technique, ni une méthode. Ses outils sont extrêmement fins et élaborés, mais il n’y a pas de protocole particulier à suivre. À la différence de techniques comme Feldenkrais et Alexander qui considèrent plus spécifiquement la structure musculo-squelettique, le BMC, à l’instar du Continuum Movement, se base, sur l’expérience du corps à un niveau cellulaire et sur un apprentissage somatique du mouvement des fluides. Par le mouvement et le toucher, la pratique favorise l’expérience vécue d’une physique des flux, celle d’une base fluide qui prend pour référence la navigation permanente des choses. Cette particularité influe mes recherches. En effet, le corps n’est pas envisagé sous l’angle de la fixité de sa forme, de son identité ou de sa posture, il se renouvelle sans cesse au sein d’un flux plus vaste. Il n’effectue pas seulement des déplacements transitifs dans l’espace, il se transforme en lui-même, sur place. Les fluides du corps (cytoplasme, liquide intersticiel, sang, lymphe, liquide céphalo rachidien…) sont différenciés par le mouvement et par le toucher . Ils ont des expressions, des rythmes, des densités différentes. Le soma du BMC est un corps-esprit fluide avec des cellules. Il y a du liquide au dedans des cellules et des liquides au dehors. Les échanges entre les liquides intra et extra-cellulaires sont la respiration fluide du corps : la respiration cellulaire. Elle a lieu dans tous les tissus : os, organes, muscles, etc. Une cellule est un système en évolution constante qui enregistre d’innombrables variations moléculaires. Dans ce contexte,  elle est le support métaphorique d’une résonance vibratoire commune à l’ensemble du vivant. C’est à partir de ce substrat vibratoire, qui n’a pas encore de forme, que peuvent s’’ouvrir des territoires sensoriels inédits, des espaces de résonance par lesquels peuvent se générer de nouvelles formes.

Ces douze dernières années, mes explorations m’ont ainsi progressivement conduite à aborder mes processus artistiques par la sensation des fluides de l’organisme et de la respiration cellulaire des tissus. Cela induit une base mouvante permanente à partir de laquelle j’entre en dialogue avec les éléments, les lieux et les choses. Je trouve une alliance avec les matériaux. Mon corps excède sa propre forme organique pour s’agencer à son milieu sur un mode vibratoire, presque musical, formant des accords ou des dissonances. Ces vibrations, incluent également la lumière, l’espace et la couleur.

Cette pratique fonde des modes de corporéité et d’interrelations, qui impliquent une primauté du mouvement et de l’expérience vécue du corps vivant, en relation aux autres corps et à l’environnement. Cette particularité est essentielle au travail que je mène. Elle génère des modes qui lui sont propres, à la fois singuliers et collectifs, non hiérarchiques. Elle induit une focalisation sur les processus plutôt que sur les formes, elle investit des flux, des rythmes, plutôt que de se focaliser sur un objet. C’est, pour moi, une pratique d’individuation, de devenir, de création ou de réorganisation de soi. Elle permet une   intersubjectivité qui accueille la différence, l’écart, le décentrement. Sa façon d’agencer le collectif est horizontale et encourage la liberté de rythme et de mouvement de chacun.

En ville, plus que partout ailleurs, il me semble important de pouvoir rester connecté à la nature et à ses éléments, dont l’eau, support de la vie et de ses fluctuations permanentes. Les villes traversées de fleuves, bordées de mers, parsemées de fontaines ou de canaux ont une douceur particulière qui invite à la rêverie, à l’imaginaire. Les mouvements des surfaces de l’eau font danser les reflets du ciel et du monde environnant ; is les déplacent, les rythment. Ainsi les lignes géométriques des immeubles et de la perception spatiale deviennent plus sinueuses ou ondulatoires. Elles voyagent et la pensée ondoie avec elles, ouvrant nos sens à des possibilités de mouvement toujours renouvelées. Cette fluidité nous garde connectés à des forces de vie et d’imaginaire. Elle nous permet de nous réinventer en lien les uns aux autres, traçant des lignes mouvantes et inclusives entre nos différences.

Video: Danse 579, 14 août 2016, 10h05, Miroir d’eau, Quais de la Garonne, Bordeaux. Sa superficie de 3 450 m², en fait le plus grand du monde.

Video: Danse 558,15 avril 2016,  5h12., rue Duranti, Paris 11e..

Même en l’absence d’eau, je danse quotidiennement l’eau des villes, l’eau de nos corps et leurs rythmes de pulsation fluide. Je suis parfois accompagnée de figures qui influencent mon imaginaire et mes danses ; parmi elles : Dionysos et Shiva. Ces deux divinités, auraient une seule et même origine. Elles sont toutes deux maîtres de l’élément liquide et des métamorphoses ainsi que maîtres du temps, particulièrement d’un temps cyclique qui flue et reflue. Elles sont ainsi profondément connectées à la nature sauvage et à ses cycles de vie/mort/vie. Au printemps, l’eau et la sève montent le long tiges et la nature fleurit. C’est alors que Dionysos apparaît, il préside à la fête des fleurs. Tout autour de nous, l’eau nous accompagne également dans les troncs et des branches des arbres, dans celui des plantes, des fleurs et de toutes leurs manifestations végétales. Danser l’eau, c’est aussi pour moi danser en résonance cellulaire avec le mouvement dynamique fluide qui sous-tend les formes végétales ; c’est danser avec les humains et les animaux, danser sous la pluie ou dans la crue des fleuves ; danser la pulsation du sang dans les artères et les veines.

La dimension liquide de l’expérience me permet d’âtre en relation au monde. Cette relation est vibratoire et solidaire. L’eau, en moi et en dehors de moi, me connecte à la vie et à la nature. Cette dimension de l’expérience, que j’expérimente seule et en groupe, notamment avec le Corps collectif,  contribue en quelque sorte à ce qu’Antonin Artaud appelait « guérir la vie » en lui redonnant ses forces poétiques fluidiques, une vie que le monde moderne a privée de ses puissances .

Video: Danse 182, 14 juillet 2015, 11h20. Paris 6e, place Saint-Michel, sous le regard étonné des touristes, l’eau de la fontaine est rouge en protestation contre l’état mexicain qui « assassine et réprime » et la complicité de l’état français avec « 2 milliards d’euros de contrat d’armement ». Le président du Mexique est l’invité d’honneur du défilé du 14-Juillet. Des associations pour les droits de l’homme protestent.

Danse 227 , 29 août 2015, 14h05, Ardèche.Notes :
 « La vibration  est à l’origine de toute forme », https://www.youtube.com/watch?v=beJQYFSbmt0 , dans  « Mondes intérieurs, Mondes extérieurs – Partie 1 – Akasha », un film de Daniel Schmidt, REM Publishing Ltd. Film (Responsible Earth Media Ltd.), 2009.

 David Smith, The Dance of Siva, Religion, Art and Poetry in South of India, Cambridge University Press, 1996.

 Artaud, Le Théâtre et son double [1964], Paris, Gallimard, « Folio », 2009.

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